L'inexploré

Pierre Legendre demeure assez peu connu du grand public : son labeur acharné, sa grande
discrétion et son écriture - jugée parfois difficile par des lecteurs pressés – en sont les premiers
éléments d’explication. Ses écrits exigent de chacun non seulement attention, lenteur et
méditation mais aussi capacité de s’interroger sur les ressorts profonds de la Loi et de la
reproduction de la vie humaine.
Pierre Legendre a été professeur de droit romain et d'histoire du droit à l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne et directeur d’études à l'École Pratique des Hautes Études (Ve section -
sciences religieuses), jusqu'en 1998. Il a publié une oeuvre magistrale, et en particulier une
dizaine de "Leçons" parues chez Fayard ou encore, en dernier lieu, L’Inexploré, conférence
donnée à l’École nationale des chartes que viennent de publier Ars Dogmatica Éditions.
Pierre Legendre s’est fait connaître à l’université par son Histoire de l’administration de 1750
à nos jours (1968), reprise sous le titre Trésor historique de l’Etat en France. L’Administration
classique (1992) - devenue un grand classique.
L’ouvrage pionnier, cependant, est sa thèse réalisée sous la direction de Gabriel Le Bras, en
1957, intitulée La pénétration du romain dans le droit canonique classique de Gratien à
Innocent III (1140-1254). En 2009, dans les Leçons IX. L’Autre Bible de l’Occident : Le
Monument romano-canonique, Pierre Legendre rend compte du rôle majeur de cette période
initiatrice de la modernité. Il analyse cette construction de textes - reposant sur le Décret de
Gratien -, qui a scellé le destin de la civilisation ouest-européenne et l’inscrit dans l’espace
mondial des Textes. De la société comme Texte (2001) en porte témoignage.
Ses expériences en Afrique, dans le milieu économique des années 1960 ou auprès de l’Unesco,
sa proximité avec des auteurs tels qu’Hampaté Ba ou Borges, sa connaissance de l’oeuvre de
Freud, sa fréquentation des poètes et des artistes lui ont permis de sortir de la stricte érudition
historique, de réfléchir et de mettre à nu ce qu’il appelle l’architecture dogmatique de l’homme
et des sociétés.
En résumé, Pierre Legendre montre que l’Occident se caractérise par la séparation qui a été
faite, aux XIe-XIIIe siècles, entre la théologie (les règles du croire) et le droit (les règles du
vivre). En effet, l’Évangile étant dépourvu de règles sociales pratiques - à la différence du Coran
ou de la Torah -, les canonistes ont fait appel au droit romain pour combler ce vide. Le pape,
Pierre Legendre a parcouru les sentiers du droit
romain et de l’histoire du droit, de la théologie, de
la mythologie, de la philosophie, de la
psychanalyse, de l’architecture, de la danse, de la
peinture, du cinéma…
Que L’Inexploré - court texte de 72 pages - soit
pour tout nouveau lecteur une première étape de
la découverte d’une pensée prodigieuse !
site de l’oeuvre : arsdogmatica.com
interprète souverain c’est-à-dire juge suprême joua, par ses décisions de casuistique appelées
« Décrétales », le rôle de cheville, de conciliation et de coordination de la théologie et du droit,
comme le titre du Décret de Gratien : Concorde des canons discordants l’annonce. Tout cela
est ignoré de l’enseignement du droit depuis des décennies. Les études sautent de l’Antiquité à
la Renaissance, puis aux Lumières tandis que le Moyen Âge si brillant est négligé.
Or, les États occidentaux ont repris à leur compte tout le montage juridique médiéval, et
notamment le dispositif juridictionnel commun au Roman law (droit codifié) et au Common law
(droit anglo-saxon). Les cours suprêmes exercent un rôle de juge dans leur espace sécularisé
semblable à celui du pape au sein de l’espace catholique.
Plus encore, le droit en Occident s’est coupé des fondements théologiques, mystiques ou
mythiques qui portent la raison humaine partout dans le monde et dans toutes les civilisations.
La « techno-science-économie » ou le scientisme a pris la place divine et, c’est au nom de la
science - de la biologie en particulier - que les fantasmes de toute puissance deviennent réalité
(cryogénisation, gestation par autrui, transhumanisme ...). Le management qui puise ses racines
dans la nouvelle idéologie scientiste balaie toutes les institutions sur son passage. Après le
marxisme, le nazisme, le maoïsme, se déploie l’ère du positivisme. L’ouragan de la déraison
s’abat sur l’Occident et bientôt le monde.
Véritable anthropologue - Le tour du monde des concepts (2013) -, très attentif à la réaction des
autres civilisations (Russie, Japon, Afrique…), Pierre Legendre, fin connaisseur de la
chrétienté, a mis en lumière la richesse de la culture orthodoxe restée attachée aux rituels, aux
liturgies soignées, au culte des icônes. Résistant à la rationalité occidentale et son abstraction
sans limite, au sein même de l’Union Européenne, la Grèce reste incomprise.
Enfin, ami proche du producteur Anatole Dauman, c’est en familier du cinéma qu’il a rédigé
les textes de présentation des films tels que Baby Doll d’Elia Kazan, L’Arnaqueur de Robert
Rossen, Le Faussaire de Volker Schlöndorff, Sans Soleil de Chris Marker, Les Ailes du désir
de Wim Wenders, Le Sacrifice de Tarkovski... Plus encore, à l’instar de l’ancien professeur de
droit reconverti en cinéaste-documentariste, Frederick Wiseman, Pierre Legendre est aussi un
homme d’images. Il a écrit les scenarii des 3 documentaires réalisés par Gérald Caillat : La
Fabrique de l’homme occidental (1996), Miroir d’une nation, L’École nationale
d’administration (1999) et Dominium Mundi. L’empire du management (2006). Textes et DVD
sont réunis sous un coffret Le cinéma de Pierre Legendre. Introduction à l’anthropologie
dogmatique (2016).
Ces quelques lignes ne peuvent rendre compte de la richesse inépuisable de l’oeuvre (relevée
récemment par Pierre Assouline http://larepubliquedeslivres.com/speculator-le-retour/ ) dont
L’Inexploré est l’une des nouvelles portes d’entrée.
Cécile