Le pont et l'eau

L’ORIGINE

J’ai été élevé dans la campagne profonde mais la réalité est beaucoup plus complexe. Il faut remonter à la génération de mes arrière-grands-parents pour les voir tous installés à demeure dans le monde de la terre. Ma grand-mère, la première, a ouvert une brèche et, si je m’attarde sur elle, c’est à cause de l’élan qu’elle a impulsé.
Élevée dans un petit village du nord de l’Aveyron, sa jeunesse a été celle de ses camarades d’enfance dans une famille qui, à l’image de toutes, pratiquait une économie de subsistance avec une vache nourrie à demeure, un cochon sacrifié chaque année, la volaille, le jardin, quelques fruits, un écart pour le froment et le blé noir dont la récolte assurait l’ordinaire. Dans son cas particulier ses parents tenaient en plus une auberge, lieu de rencontre des marchands d’occasion et de quelques visiteurs improbables tombés du ciel. En fait la recette dépendait des voisins du dimanche venus disputer une partie de quilles et boire une chopine, un litre les jours d’abondance !…
Dans cette atmosphère de soumission aux lois de la vie, son existence et, partant, ses valeurs propres auraient pu se noyer dans la misère du quotidien. Pourtant, un jour, elle m’a avoué :
– À vingt ans, j’avais le Brevet Supérieur !… 
Il faut imaginer. Ce diplôme qui, aujourd’hui, aux yeux de la nouvelle génération est aussi inconnu qu’il serait ordinaire, était une exceptionnelle réussite. Comment l’avait-elle obtenu ? J’avais souvent insisté, profitant de ces instants où les évènements, la situation, parfois l’état d’esprit prédisposaient aux confidences :
– Raconte moi !…

Et, un jour, elle a bien voulu entrouvrir l’armoire aux souvenirs :