Christel Diehl

Biographie

Christel Diehl a vécu à New York, vendu des lessives, dirigé le service marketing d’une fromagerie, puis a choisi d’enseigner l’anglais. Elle révère pêle-mêle Albert Camus, Joël Vernet, Philippe Forest, Ian Mc Ewan, Jay McInerney, Nikos Kazantzaki et Nâzim Hikmet.
Empathie, ferveur et épiphanie sont ses mots préférés. Elle est professeur à l’Université de Nancy. Enola Game est son premier roman. Enola

Dialogues avec Christel Diehl

5 questions posées à Christel Diehl

1. Lorsqu'on débute la lecture de votre livre, on est d'emblée plongé dans une ambiance angoissante, on apprend rapidement que la vie ne suit plus son cours habituel, mais on ignore pourquoi. Jusqu'à ce que la narratrice nous explique l'Enola Game. Pouvez-vous nous en parler ?


Une nuit, la narratrice et sa petite fille sont réveillées par de violentes explosions et une incandescence dont elles ne connaissent pas l'origine. Elles restent ensuite calfeutrées dans leur maison au nom d'un principe de précaution imposé mais flou : on leur distribue des vivres, on leur interdit de sortir, cependant on ne leur fournit aucune explication claire sur l'origine de la catastrophe. Le champ des possibles reste ouvert : accident nucléaire ? Attentat ? Guerre chimique ? La mère pense à Hiroshima et finit par donner un nom à leur situation singulière : Enola Game, allusion à Enola Gay, l'avion qui a largué la première Bombe A utilisée comme arme de guerre sur la ville japonaise le 6 août 1945.

2. Tout s'écroule. Les préoccupations d'hier paraissent bien futiles. Quel est l'essentiel dorénavant pour la mère et la fille ?

La mère tente de dissimuler sa propre terreur pour préserver l'insouciance de la petite. Et, paradoxalement, elle veut continuer à lui inculquer des valeurs morales qui, peut-être, n'existent plus que dans leur microsociété. Toutes deux inventent aussi des jeux et un mode de communication bien différents des loisirs numériques qui les occupaient jadis. Leurs échanges font encore la part belle à la tendresse et à l'humour.

3. La peur est omniprésente, peur de l'inconnu, de ce qui peut survenir à tout moment. Comment la mère fait-elle pour conserver ce peu d'espoir qui lui permet d'avancer, de vivre au jour le jour ?

La mère aime trop son enfant pour baisser les bras et elle use de plusieurs subterfuges pour tromper son angoisse : d'abord, elle puise sa force dans des souvenirs qu'elle sublime. Tout ce dont elle est privée a soudain une valeur inestimable : la douceur d'un sourire, la saveur d'un fruit, la poésie d'un moment de communion avec un être cher. Elle prend conscience que ces instants sont sa richesse la plus précieuse et que si elle survit, elle saura faire table rase des faux-semblants qui encombraient son existence : possessions matérielles, désir de réussite sociale... Sa grande peur a chassé ses petites peurs, ses inhibitions et ses mesquineries. Elle commence à «devenir elle-même».
Sa deuxième planche de salut est la littérature : elle relit ses auteurs préférés avec une nouvelle acuité.
Enfin, elle se consacre à l'écriture, et d'ailleurs elle écrit autant pour exorciser ses craintes que pour immortaliser le bonheur passé. Elle veut transmettre un message d'espoir; on le comprend au fil du texte.

4. L'écriture, pour la mère, devient rapidement un moyen, d'une part d'extérioriser la terreur du quotidien, d'autre part de laisser cours à ses rêveries, à ses souvenirs. Que représente l'acte d'écrire pour vous ?

J'écris ponctuellement depuis l'enfance et pourtant, j'ai ressenti tardivement le désir impérieux de construire des romans. J'ai longtemps mis ma vocation entre parenthèses pour donner la priorité à ma famille et ma carrière. Soudain ces parenthèses se sont délitées : j'ai compris que je ne pourrais être sereine qu'en laissant à l'écriture la place qui lui revenait dans ma vie. En cela, je ressemble à la narratrice : elle a longtemps jugulé sa passion. Comme j'ai la chance de me lever très tôt chaque matin, je consacre désormais deux ou trois heures par jour aux mots. J'éprouve une exultation certaine en «fabriquant des mondes et en regardant comment ils fonctionnent», pour paraphraser David Lynch.

5. Le drame qui se joue, page après page, tétanise le lecteur. On ne peut que se demander comment est né ce roman, qui met en scène deux personnages, mais qui retentit d'une voix féminine.

J'avais commencé il y a des années le récit à la première personne d'une expérience carcérale. Je voulais imaginer le parcours d'un homme jadis riche et puissant qui purge une peine et qui survit à la nuit de sa cellule en évoquant, en convoquant son passé lumineux.
Ensuite, je suis devenue maman et j'ai souhaité mêler à cet univers la présence d'un enfant, qui donne d'autres dimensions à la claustration : l'écoute, le partage, la transmission.
A titre plus anecdotique, une usine de fabrication d'engrais a explosé un été tout près de chez moi : les déflagrations étaient assourdissantes, le ciel plombé, et une odeur étrange flottait dans l'air. Pendant de longues heures, personne dans le voisinage n'a su exactement ce qui était arrivé. En pareil cas, l'imagination prend très vite le pas sur la raison.
Enfin et surtout, je crois qu'on retrouve dans ce livre la colère que j'éprouve face aux modèles sociétal et culturel qu'on nous impose aujourd'hui. La lecture (qui est pourtant le creuset de l'empathie) est en danger, on ne propose à nos enfants que des joutes électroniques et une marée d'images reflétant le culte de l'individualisme et de la consommation, au moment-même où la misère et l'obscurantisme gagnent partout du terrain.
Je rêve naïvement qu'on décélère, qu'on prenne le temps de saluer la beauté fragile de ce monde et qu'on donne aux générations à venir le sens de la «petite bonté» chère à Vassili Grossman : «la bonté humaine dans la vie de tous les jours (...). Cette bonté privée d'un individu pour un autre individu, une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie (...), une bonté instinctive et aveugle, (...) simple comme la vie, (...) une bonté invincible» …

Christel Diehl nous parle du livre "Enola game" (editions-dialogues.fr) dans l'émission Dialogues littéraires, réalisation : Ronan Loup.